Enjeux et cadres de l’action

Le projet COTERRA s’inscrit dans des enjeux spécifiques au territoire dans lequel il s’ancre, mais également dans des questions sociétales et scientifiques plus larges :

Situé à 80 km au sud-ouest de Toulouse, le Nord Comminges est un territoire rural vallonné et dominé par la polyculture-élevage. Comme de nombreux territoires ruraux du bassin Adour Garonne, cette région a traversé de profondes transformations agricoles, sociales et environnementales au cours de ces 50 dernières années. La déprise agricole, les changements démographiques et la modification des structures et pratiques agricoles ont eu des effets importants sur les systèmes de production et les paysages. On a pu observer notamment un agrandissement des fermes, une tendance vers la spécialisation, une baisse de l’élevage et une diminution des prairies permanentes et des haies1,2.

Parmi les impacts environnementaux et sociaux de ces transformations, l’augmentation de l’érosion hydrique, de la fréquence et de la gravité des coulées de boue et des inondations fait enjeu pour un grand nombre d’acteurs du territoire. C’est en effet un problème public, avec des coûts matériels, économiques, environnementaux – et potentiellement humains – importants. En particulier, une étude réalisée par l’un des partenaires du projet, le Syndicat de Gestion de la Save et de ses affluents (SYGESAVE), a révélé une forte concentration en matières en suspension (MES) dans les cours d’eau résultant largement de l’érosion des terres arables. Une augmentation des MES a également été constatée sur le bassin versant du Touch. Les MES sont un enjeu important pour la qualité de l’écosystème aquatique et sa biodiversité sur ces deux bassins versants agricoles. L’érosion des sols entraîne également une augmentation du transfert de polluants (pesticides, azote) dans les cours d’eau, avec un fort impact sur la vie aquatique.

Les actions préconisées par les syndicats de rivière et les collectivités territoriales pour réduire l’érosion sur le bassin sont le changement de pratiques agricoles et l’implantation de haies le long des parcelles. Si ces préconisations font sens pour un nombre croissant d’agriculteur.ice.s, engagé.e.s dans des démarches d’agriculture biologique, d’agriculture de conservation des sols ou dans des pratiques agroécologiques, elles se confrontent aux difficultés économiques d’une majorité d’agriculteur.ice.s, ainsi qu’aux problèmes de transmission et reprise des exploitations qui menacent le maintien de l’élevage.

Au-delà de l’échelle individuelle, il s’avère que des changements de pratiques isolés ne sont souvent pas suffisants pour maîtriser les risques érosifs3,4. D’une part parce que la structure du paysage a un effet important sur les impacts hors-site de l’érosion hydrique, d’autre part parce que l’érosion est la manifestation de  problèmes agricoles, sociaux et environnementaux interconnectés, imbriqués dans des macro structures politiques et économiques5. Une démarche visant à réduire l’érosion de manière isolée a donc peu de chances de succès, si elle n’adopte pas une approche systémique qui prend en compte ces contraintes structurelles.

Dans ce projet, nous posons l’hypothèse que la transition agroécologique, en tant que changement systémique, peut apporter des réponses à la fois justes et durables aux problèmes rencontrés sur ce territoire.

Alors que l’agroécologie a été institutionnalisée en France au travers du Projet agro-écologique pour la France (2012), un défi majeur reste sa diffusion au-delà de cas isolés et de groupes pilotes. Le projet COTERRA s’articule donc autour de trois leviers d’action :

Plusieurs études montrent que la recherche d’autonomie est un levier prometteur pour rallier un plus grand nombre d’agriculteur.ice.s à des pratiques « proto-agroécologiques »6, c’est-à-dire des approches agroécologiques par nature mais qui ne se revendiquent pas explicitement comme agroécologiques7. Par autonomie, nous n’entendons pas seulement une autonomie matérielle, par exemple au travers de la diminution d’achats d’intrants ou d’aliments, mais plus largement une autonomie vis-à-vis de relations de dépendance à un système économique et politique générateur d’inégalités, c’est-à-dire une autonomie de stratégie, de savoirs et de pensée8. Ainsi, on peut définir l’autonomie paysanne comme la liberté pour les agriculteur.ice.s de faire des choix sur leurs fermes en accord avec leurs propres valeurs. L’autonomie n’est donc pas seulement un levier pour rallier un plus grand nombre d’agriculteur.ice.s à l’agroécologie, mais un principe fondamental de l’agroécologie9,10,11, une ambition en soi qui répond à des enjeux de justice sociale12.

Les dynamiques d’autonomisation s’opérant dans un contexte de transition agroécologique sont largement favorisées par des démarches collectives13,14. Un collectif agricole, que nous définissons comme « un groupe formel ou informel d’agriculteurs.trices animé.e.s par un intérêt commun », peut engager de multiples formes d’échanges, d’entraide et de solidarité. Le collectif permet, dans des formes plus ou moins institutionnalisées, le développement d’achats groupés de matériel, les échanges de connaissances mais aussi de ressources matérielles (p.ex. semences, fumier, fourrages ou terres de cultures mises à disposition pour le pâturage). De plus, l’action collective est pertinente pour engager la transition agroécologique à l’échelle du paysage15,16,17, que ce soit au travers de l’optimisation de processus biophysiques et écologiques ou agronomiques.

Le « collectif » est entré récemment dans les débats publics, par exemple grâce aux réseaux Civam, Trame, et Cuma, qui l’ont positionné comme support d’action au centre de leurs propositions de réformes de la Politique Agricole Commune (PAC). Si les politiques publiques agricoles ont jusqu’à présent peu soutenu la coordination et l’action collective l’échelle d’un territoire chez les agriculteur.ice.s, certains dispositifs d’accompagnement collectif pour la transition agroécologique ont été créés récemment, tels que les GIEE initiés par le Projet Agroécologique pour la France (2012) ou les fermes DEPHY et « groupes 30 000 » dans le cadre du plan Ecophyto. Cependant, bien que ces groupes favorisent les échanges de connaissances et d’expériences entre leurs membres, l’échelle d’action et de réflexion reste largement centrée sur la parcelle ou la ferme. Du point de vue financier, les paiements pour services environnementaux (PSE) expérimentés en France, et notamment par l’Agence de l’Eau Adour Garonne, sont pour le moment basés sur des paiements individuels qui n’incitent pas nécessairement à la coordination d’actions sur un bassin versant ou territoire.

Or, la nécessaire mise en œuvre d’« outils de politique agro-sylvopaysagère »18 soulève plusieurs défis scientifiques, institutionnels et politiques :

  • Il existe de nombreuses incertitudes sur la gestion de processus biophysiques et écologiques à l’échelle du paysage19, qui constituent un frein à leur gestion collective sur le temps long, nécessaire pour en apprécier les éventuels bénéfices ;
  • Les coûts de transaction associés à l’action collective peuvent paraître aux agriculteur.ice.s plus élevés que les bénéfices perçus20,21 ;
  • Il peut y avoir des tensions entre la provision de différents services écosystémiques22 et entre les bénéfices individuels et collectifs23 qui peuvent générer des conflits entre acteurs ;
  • Une telle approche ne va pas de soi dans un secteur caractérisé par d’importants verrouillages économiques et politiques24

Bibliographie

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[17] Vialatte, A., Barnaud, C., Blanco, J., Ouin, A., Choisis, J. P., Andrieu, E., … & Esquerre, D. (2019). A conceptual framework for the governance of multiple ecosystem services in agricultural landscapes. Landscape Ecology 34(7): 1653–1673. DOI :

[18] CGEDD et CGAAER, (2020). L’approche paysagère accélératrice de la transition agro-écologique. Rapport n° CGAAER 18085.

[19] Salliou, N. & Barnaud, C. (2017). Landscape and Biodiversity as New Resources for Agroecology ? Insights from farmers’ perspectives. Ecol. Soc. 22 (2). DOI : 10.5751/ES-09249-220216

[20] Barnaud et al., 2018. Ibid.

[21] Salliou, N., Muradian R., & Barnaud, C. (2019) Governance of Ecosystem Services in Agroecology: When coordination is needed but difficult to achieve. Sustainability, 11, 1158. DOI :

[22] Vialatte et al., 2019. Ibid.

[23] Bareille et al., 2020. Ibid.

[24] Salliou et al., 2019. Ibid.